Culture d’entreprise et transparence : faut-il tout dire pour engager ?
Publier tous les salaires de vos employés en libre accès ? Partager en interne les moindres résultats financiers, décisions stratégiques ou dilemmes du comité de direction ? Ce qui aurait semblé impensable il y a quelques années fait aujourd’hui son chemin dans nombre d’organisations. La transparence est sur toutes les lèvres : plébiscitée par les nouvelles générations et brandie comme remède aux crises de confiance, elle bouscule les codes de la culture d’entreprise. Mais faut-il vraiment tout dire pour mieux engager ses collaborateurs ? La transparence à outrance est-elle le sésame d’une culture d’entreprise forte, ou pourrait-elle se retourner contre le manager trop loquace ?
Entre idéal d'authenticité et risque de saturation d'information, le débat mérite d'être posé. Explorons comment la transparence, maniée avec intelligence, peut devenir un puissant levier d’engagement – et où se situent ses limites.
La transparence, nouvel impératif culturel
La jeune génération de travailleurs attend des entreprises une communication beaucoup plus ouverte qu'autrefois. Une enquête récente révèle que 75% des candidats exigent de la transparence de la part des employeurs, notamment sur les opportunités d’évolution et la politique salariale (1). Dans un monde post-Covid où le lien de confiance a été éprouvé, les collaborateurs recherchent plus d’authenticité et de clarté de la part de leur direction. La transparence s'impose ainsi comme un impératif culturel : elle est perçue comme un signe de confiance – confiance du dirigeant envers ses équipes (en osant tout montrer) et confiance des équipes envers leur entreprise. Partager largement l'information, c'est aussi traiter les salariés en parties prenantes responsables, capables de comprendre les enjeux de l'organisation.
Il est vrai que l’ouverture a des vertus concrètes pour la dynamique interne. Une communication transparente permet d’aplanir les doutes et d’étouffer les rumeurs qui, sinon, ouvrent la voie à de fausses interprétations (2). En exposant clairement la “règle du jeu”, on aligne mieux chacun sur la vision de l’entreprise et on évite le poison des non-dits. Dans ce contexte, la transparence apparaît non seulement désirable, mais indispensable pour mobiliser et fédérer durablement. Reste à éviter de la considérer comme une formule magique : comme tout outil de management, son efficacité dépend de la façon dont on l’applique.
Transparence et engagement : promesses et paradoxes
Les bénéfices prouvés de la transparence. De nombreuses études soulignent la corrélation positive entre transparence et engagement des employés. L’institut Gallup a par exemple mesuré que 70% des employés se sentent plus engagés dans leur travail lorsque leur entreprise communique de façon transparente (3). Dans le même esprit, Google a découvert que les équipes bénéficiant d’une information ouverte et d’un climat de parole libre (haute sécurité psychologique) dépassaient leurs objectifs de 17% en moyenne, tandis que celles où régnait le secret pouvaient sous-performer de 19% (4). La transparence renforce en effet le sentiment de justice et d’appartenance : des collaborateurs qui comprennent le pourquoi des décisions et qui ont accès aux réalités de l’entreprise sont plus enclins à s’investir et à faire confiance à leur management. Partager les succès et les échecs crée par ailleurs une culture d’apprentissage continu, où chacun peut contribuer à l’amélioration sans peur du blâme.
Franchise bienveillante et confiance accrue. Dire les choses, même délicates, peut aussi souder les équipes si c’est fait dans le respect de la personne. La coach Kim Scott défend ainsi la « franchise radicale », approche rendue célèbre dans son ouvrage Radical Candor. L’idée : « challengez directement tout en vous souciant sincèrement de votre interlocuteur » (5). Ce management par la sincérité bienveillante – oser faire un feedback honnête, mais avec empathie – a un effet puissant sur la cohésion. Selon Scott, cette transparence dans les échanges construit une confiance robuste et ouvre la porte à une communication authentique à tous les niveaux (6). Quand chacun sait que les informations (bonnes ou mauvaises) circulent sans détour et sans arrière-pensées, l’environnement de travail gagne en sécurité psychologique : on ose admettre ses erreurs, poser des questions, proposer des idées novatrices. En un mot, la transparence, couplée à la bienveillance, peut libérer l’engagement et la performance collective.
Les limites du “tout dire”. Pour autant, la transparence n’est pas un remède miracle dénué de risques. Tout dire, oui, mais jusqu’où et comment ? Une transparence mal dosée ou mal exprimée peut engendrer l’effet inverse de celui recherché. Par exemple, un dirigeant qui partagerait sans filtre toutes ses angoisses et incertitudes risque de déstabiliser plutôt que de rassurer : une étude a montré qu’un excès de vulnérabilité affichée de la part d’un leader pouvait réduire de 25% la perception de sa stabilité par l’équipe (7). De même, divulguer des informations brutes, complexes ou anxiogènes sans accompagnement ni pédagogie peut semer la confusion ou l’inquiétude chez les employés. La transparence ne doit pas devenir de l’oversharing émotionnel ni de la sincérité mal placée. Comme le résume justement un expert, « “Juste être honnête” devient souvent une excuse pour déverser son incertitude ou son stress – l’honnêteté sans discipline, ce n’est pas de l’authenticité, c’est de l’imprudence » (8). Autrement dit, tout peut se dire... mais pas n’importe comment. Il incombe au manager de trouver le bon tempo (ne pas tout dévoiler à chaud), le bon canal et le bon ton pour partager l’information de manière constructive. Enfin, gardons à l’esprit que transparence ne veut pas dire absence totale de confidentialité : certaines données sensibles ou individuelles doivent continuer d’être protégées. L’art du leadership transparent réside dans cet équilibre subtil entre ouverture maximale et discernement stratégique.
Transparence en action : exemples d’entreprises pionnières
Plusieurs entreprises avant-gardistes ont fait le pari de la transparence totale, chacune à leur manière, avec des résultats inspirants à la clé. Tour d’horizon de trois pionniers qui ont poussé le curseur très loin :
Buffer – Cette entreprise américaine spécialisée dans les réseaux sociaux a été l’une des premières à adopter une transparence quasi-intégrale. Buffer publie en ligne les salaires de tous ses employés (y compris le CEO Joel Gascoigne à $280 500/an), exposant publiquement la grille et la formule de calcul des rémunérations (8). Mais la transparence Buffer ne s’arrête pas aux salaires : chaque mois, la société partage ses revenus et statistiques utilisateurs, ainsi que les notes de son blog interne, et elle va jusqu’à maintenir un tableau de bord public pour suivre l’avancement de ses projets (9). Ce choix radical, érigé en valeur centrale de l’entreprise depuis 2013, a eu des effets immédiats. En externe, Buffer a vu le nombre de candidatures exploser (+229% de candidats après l’annonce de la transparence salariale) et la qualité des recrues s’améliorer sensiblement (10). En interne, cette ouverture totale a renforcé la confiance et l’adhésion des équipes : la compréhension des décisions de management s’est accrue, soutenant ainsi la rétention des talents. Près de la moitié des employés actuels de Buffer y travaillent depuis plus de cinq ans – un niveau de fidélité exceptionnel dans le secteur tech – reflet d’une culture où la transparence a créé un fort attachement. Le pari de Buffer semble gagnant : l’entreprise, souvent citée en exemple de “Open Company”, combine croissance durable et engagement élevé de ses collaborateurs grâce à cette culture de transparence assumée.
Alan – Cette jeune pépite française de l’assurtech (créée en 2016) a mis la transparence au cœur de son modèle managérial dès le premier jour. Chez Alan, il n’y a aucune réunion formelle, chacun connaît le salaire de tous les collègues, chaque décision stratégique est documentée et accessible à tous, et même la lettre trimestrielle aux actionnaires est publiée sur le blog interne pour que l’ensemble du personnel en prenne connaissance (11). Cette transparence extrême – qualifiée malicieusement d’“addiction” par ses fondateurs – vise à faire de chaque employé un véritable partenaire, informé des succès comme des obstacles. Les résultats sur la culture interne sont éloquents : en quatre ans d’existence, seuls 12 employés (après leur période d’essai) ont quitté l’entreprise. Ce turnover incroyablement bas traduit un taux d’engagement et de satisfaction hors norme. Les Alaners (surnom des employés) témoignent d’un profond sentiment de confiance envers leur direction, qui n’a “rien à cacher” et joue cartes sur table. Cette confiance se répercute en motivation et en efficacité au quotidien. Alan illustre ainsi qu’une transparence poussée, alliée à une forte autonomie laissée aux équipes, peut soutenir la croissance rapide sans diluer la culture d’entreprise – bien au contraire, elle la renforce en la rendant tangible et vécue par tous.
Patagonia – L’équipementier outdoor californien incarne une autre forme de transparence, orientée cette fois sur la cohérence valeurs-actes. Depuis sa création, Patagonia clame sa mission (“We’re in business to save our home planet”) et adopte une communication d’une honnêteté radicale vis-à-vis du public – y compris lorsque cela va à l’encontre de son intérêt commercial à court terme. La fameuse campagne “Don’t Buy This Jacket” en 2011, où la marque déconseillait aux clients d’acheter l’une de ses vestes pour éviter la surconsommation, a marqué les esprits en prouvant que Patagonia place ses convictions écologiques avant le profit (12). En interne, cette même transparence se traduit par une adhésion sans faille des employés à la mission de l’entreprise. Patagonia partage ouvertement l’utilisation des fonds (par exemple en détaillant chaque année ses dons environnementaux via le programme « 1% for the Planet »), et n’hésite pas à informer ses salariés des choix de gouvernance majeurs – comme la décision de son fondateur Yvon Chouinard de céder l’entreprise à une fiducie dédiée à la protection de la planète (annoncée en 2022). Alignement total entre discours et actions : cette authenticité transpire dans la culture maison, où les employés sont encouragés à vivre les valeurs (ils peuvent, par exemple, aller surfer pendant les heures de travail quand les vagues sont bonnes). Conséquence directe, la fidélité des troupes est exceptionnelle : le taux de turnover moyen chez Patagonia n’est que d’environ 4%, là où la moyenne du secteur tourne autour de 57% (13). Autrement dit, pratiquement personne ne quitte l’entreprise. Cette stabilité hors norme s’explique par un niveau d’engagement élevé, nourri par la fierté de travailler pour une entreprise transparente sur ses principes et réellement engagée dans sa raison d’être. Patagonia démontre ainsi que la transparence, ce n’est pas seulement partager des chiffres, c’est avant tout être honnête dans sa mission – et cette honnêteté inspire une loyauté rare, tant de la part des employés que des clients.
Conclusion : oser une transparence stratégique et humaine
Transparence ne rime pas avec naïveté, et ce n’est pas une fin en soi mais un moyen au service de la culture d’entreprise. Faut-il tout dire pour engager ? À la lumière de ces exemples et réflexions, la réponse n’est ni un “oui” aveugle, ni un “non” frileux. Oui, la transparence peut être un formidable levier d’engagement si elle est pratiquée avec sincérité, cohérence et discernement. Partager l’information pertinente, au bon moment et de la bonne manière, permet de construire la confiance – socle de toute équipe performante. En revanche, une transparence mal calibrée ou purement cosmétique peut faire plus de mal que de bien.
Aux dirigeants donc de définir la « juste transparence » pour leur organisation. Il s’agit d’identifier quelles informations ouvrir (et lesquelles garder confidentielles pour des raisons légitimes), comment préparer les équipes à les recevoir, et dans quel objectif. L’ambition n’est pas de tout dire pour tout dire, mais de créer un environnement où rien d’important ne se dit en cachette. Dans une approche centrée sur l’humain et la confiance – à l’instar de la philosophie HumanSide.io – la transparence devient un outil puissant pour façonner une culture d’entreprise plus authentique, participative et engagée. La vraie question pour un leader n’est peut-être pas “jusqu’où dire la vérité ?”, mais “comment la vérité peut-elle servir à grandir ensemble ?”. Oser la franchise tout en gardant le cap sur l’humain, tel est le défi stratégique que chaque dirigeant peut relever pour insuffler confiance et engagement durable dans son organisation.
(1) press.welcometothejungle.com
(3) vorecol.com
(5) linkedin.com
(6) linkedin.com
(7) medium.com
(8)medium.com
(9) medium.com
(10) ravio.com
(11) sifted.eu
(13) workvivo.com